Classe moyenne : le maillon perdu d’Haïti

Ils étaient ingénieurs, enseignants, médecins, comptables, commerçants. Ils incarnaient l’espoir d’un pays en quête de stabilité, de développement, de progrès. Aujourd’hui, ils sont à genoux, étranglés par une crise multiforme qui, jour après jour, effrite le dernier rempart entre la misère et l’exil. En Haïti, la classe moyenne, naguère pilier fragile mais vital de la société, est en train de disparaître.

Depuis plus d’une décennie, Haïti affronte une suite ininterrompue de catastrophes : politiques, économiques, environnementales et sécuritaires. Mais ce qui frappe aujourd’hui, c’est la manière dont ces crises se conjuguent pour détruire méthodiquement ce qui restait d’un tissu social structuré.

« Je gagnais bien ma vie comme pharmacienne. Aujourd’hui, je ne peux même plus payer le loyer de ma pharmacie. Les clients n’ont plus les moyens, les médicaments sont trop chers, et moi, je n’ai plus d’accès stable à l’électricité ou à Internet pour gérer les commandes. Je songe à partir », confie Golanda Delva, 35 ans, installée à Pétion-Ville .

Son histoire est loin d’être unique. Selon une étude récente de la Banque mondiale, la proportion de la population considérée comme appartenant à la classe moyenne en Haïti — c’est-à-dire vivant avec entre 10 et 50 dollars par jour — est passée de 22 % en 2012 à moins de 9 % en 2024. Cette chute vertigineuse s’explique par la baisse du pouvoir d’achat, l’inflation galopante, la dévaluation de la gourde, et surtout, la montée du chaos généralisé.

Le pays vit sous la menace constante des gangs armés, qui contrôlent aujourd’hui des pans entiers de la capitale et des routes nationales. Ces groupes ne se contentent plus de rançonner les entreprises ou de bloquer les axes logistiques — ils imposent leur propre ordre social et fiscal, paralysant l’économie informelle et formelle.

« Comment voulez-vous travailler si vous devez payer une “taxe de sécurité” à chaque livraison, si vos employés se font kidnapper, et si les routes sont fermées à cause des affrontements ? », demande, Polo, un entrepreneur du secteur agroalimentaire.

L’insécurité a provoqué une véritable fuite des cerveaux et des capitaux. La classe moyenne haïtienne, qui constituait autrefois un socle modeste mais résilient, est aujourd’hui dispersée entre l’exil, la précarité et le silence.

L’un des marqueurs les plus significatifs de l’effondrement de la classe moyenne haïtienne est sans doute le déclin accéléré du système éducatif privé, longtemps considéré comme son ascenseur social par excellence. Faute de moyens, de plus en plus de parents retirent leurs enfants des écoles payantes.

Cette déscolarisation massive risque de créer une génération entière privée d’accès au savoir, aggravant le cercle vicieux de l’exclusion et de la pauvreté.

Alors que la classe moyenne locale s’effondre, la diaspora haïtienne — estimée à plus de 4 millions de personnes — tente de soutenir à bout de bras leurs familles restées au pays. Les transferts d’argent représentent aujourd’hui plus de 20 % du PIB national. Mais cette aide, bien que vitale, ne suffit plus à contenir la vague de déclassement.

La disparition de la classe moyenne n’est pas une simple tragédie sociale : elle menace l’équilibre même de l’État haïtien. Sans cette frange de la population, il n’y a plus de pression citoyenne organisée, plus de tissu fiscal stable, plus de levier pour des réformes durables.

Dans l’agenda international, Haïti apparaît régulièrement comme un pays en crise humanitaire ou politique. Mais l’érosion de sa classe moyenne, phénomène pourtant central à toute perspective de redressement, reste peu documentée et encore moins abordée.

Pourtant, c’est peut-être là que réside la clé d’une sortie de crise : reconstruire un espace pour ceux qui, hier encore, croyaient en l’avenir de leur pays. Leur exil n’est pas seulement une fuite — c’est une alerte rouge pour Haïti tout entière.