
Par Clinton Vital
Pendant des siècles, la figure du Juif errant a hanté l’imaginaire occidental. Mythe médiéval d’un homme condamné à errer sans repos pour avoir insulté le Christ, il est devenu le symbole universel de la diaspora, du rejet, de l’exil forcé. De l’Andalousie aux ghettos d’Europe de l’Est, de la Shoah à la création d’Israël, cette errance fut transfigurée par l’histoire. Aujourd’hui, un autre peuple semble incarner cette douleur, mais dans un silence brutal : les Haïtiens.
Depuis plusieurs années, l’Haïtien est devenu un corps en mouvement. Un corps fuyant. Un corps sans terre, sans accueil, sans avenir stable. Du Brésil au Chili, du Pérou à la frontière américaine, de la République dominicaine jusqu’aux fonds marins des Bahamas, les récits d’errance se multiplient. En 2021, le monde entier fut choqué par les images de cavaliers américains repoussant violemment des migrants haïtiens à Del Rio, Texas. Mais ces images n’étaient pas un événement isolé. Elles étaient le miroir d’une tragédie qui dure.
Dans la jungle du Darién, entre la Colombie et le Panama, des familles haïtiennes entières tentent de traverser l’enfer. Enfants noyés, femmes violées, hommes morts d’épuisement. Et pourtant, ils avancent. Parce qu’ils fuient un pays où l’on ne peut plus vivre. En Haïti, l’école ne fonctionne plus, les hôpitaux ferment, les gangs règnent, l’État est absent. Ce n’est pas une guerre déclarée, mais c’est une guerre tout de même : une guerre contre la survie, contre la dignité humaine.
Ce qui frappe, c’est l’indifférence. L’errance haïtienne ne suscite pas l’empathie internationale. Elle est perçue comme une banalité, une continuité presque naturelle. Pas de grandes conférences humanitaires. Pas de mobilisations planétaires. Et pourtant, selon l’OIM (Organisation internationale pour les migrations), plus de 190 000 Haïtiens ont traversé le Darién en 2023. Plus que tout autre peuple. Haïti, aujourd’hui, est la plus grande fabrique d’errance du continent.
Cette errance n’est pas un choix. Elle est imposée par la faillite d’un système, l’abandon d’un peuple par ses dirigeants. Pendant que certains construisent des villas sur les hauteurs de Pétion-Ville, d’autres dorment sous les ponts de Tijuana. L’élite politique et économique haïtienne porte une lourde part de responsabilité. Les promesses de changement, les discours de souveraineté, les élans de patriotisme ne résistent pas à la réalité du quotidien : pour survivre, il faut partir.
Et pourtant, l’Haïtien n’est pas une victime sans nom. Il résiste. Il rêve. Il reconstruit. Il s’adapte à chaque langue, chaque climat, chaque humiliation. Il reste debout, même dans la boue des camps de réfugiés. Mais cette résilience ne doit pas devenir une excuse à l’abandon. Un peuple ne peut pas vivre éternellement en errance.
Le mythe du Juif errant, jadis chargé de mystique et de malédiction, est aujourd’hui dépassé par une réalité tangible. L’Haïtien errant n’est pas une fiction religieuse. Il est ton frère, ton cousin, ton voisin. Il est toi, demain, si rien ne change.
Il est temps d’arracher Haïti à cette fatalité. De bâtir une terre où l’on reste, où l’on revient. De rompre avec les générations de départ. Il est temps de regarder en face cette errance haïtienne et d’y répondre par une révolution morale, politique et collective. Car aucun peuple ne mérite de devenir une légende d’exil vivant.