
La sortie de scène de Fritz Alphonse Jean à la présidence du Conseil présidentiel de Transition (CPT) a déclenché une vague de critiques virulentes dans une partie de la presse haïtienne. Les éditoriaux et chroniques les plus sévères le décrivent comme un dirigeant « inerte », incapable de faire avancer la transition. Mais derrière ce récit d’échec se cache une interrogation plus complexe : Jean a-t-il réellement failli ou a-t-il choisi de freiner un engrenage déjà délétère ?
La question se pose avec d’autant plus d’acuité que le fonctionnement même du Conseil présidentiel de Transition (CPT), depuis sa création, s’est souvent résumé à un marchandage de postes. Chaque conseil des ministres servait surtout à distribuer des emplois à des proches : concubines, amis, connaissances ou personnalités politiques en quête de récompense. Ces nominations ne visaient ni l’efficacité ni l’intérêt public, mais répondaient à des promesses ou à des arrangements financiers.
Sous les présidences antérieures, cette logique s’était institutionnalisée. Les conseils des ministres n’avaient souvent qu’un but : valider des contrats favorisant certains acteurs économiques, parfois au détriment flagrant des finances publiques. L’État devenait alors un guichet pour enrichir un secteur privé bien introduit et des politiciens cherchant leur part du gâteau.
Moins de conseils des ministres sous Alphonse Jean
Face à ce système, Fritz Alphonse Jean a marqué une rupture. Durant son mandat, les conseils des ministres furent rares, limitant mécaniquement les occasions d’attribuer des postes de complaisance. Cette prudence, présentée par ses adversaires comme de l’inaction, peut aussi se lire comme un refus d’alimenter la spirale de clientélisme qui minait l’administration.
Certains journalistes l’attaquant aujourd’hui auraient, selon plusieurs témoignages, des intérêts personnels déçus. Eux-mêmes ou leurs conjoints auraient figuré sur des listes d’attente pour obtenir des fonctions étatiques, listes restées lettre morte en raison de la frilosité du président du CPT. Ce ressentiment alimente sans doute la virulence des critiques publiques.
Le contraste apparaît encore plus net lorsqu’on compare la gestion sécuritaire.
Avant Jean, les conseils des ministres se contentaient de renouveler l’état d’urgence, prolongé par tranches d’un à trois mois, sans stratégie durable. La priorité était d’assurer une continuité formelle, non d’affronter les gangs. Il était également fréquent de décaisser des fonds au nom de la sécurité mais, en réalité, pour se remplir les poches.
Sous sa présidence, un changement de ton s’est produit. Pour la première fois, un budget de « guerre » destiné à combattre la violence armée a été mis sur la table. Cette initiative, pourtant cruciale, a été boycottée par plusieurs membres influents du CPT – Louis Gérald Gilles, Smith Augustin, Emmanuel Vertillaire, entre autres – ainsi que par des figures gouvernementales.
Jean et les tensions internes du pouvoir de la transition
Le blocage ne venait donc pas seulement de Jean, mais d’un rapport de forces interne où il a vu ses décisions confrontées à la position de trois membres du CPT, impliqués dans un scandale de corruption, ainsi qu’à celle du premier ministre Alix Didier Fils-Aimé concernant la révocation de l’ancien directeur général de la police Normil Rameau.
En effet, ces trois conseillers ont validé dans son dos un contrat de vingt-sept ans avec une entreprise privée pour le contrôle du port de Port-au-Prince et, à la fin du mandat de Fritz Jean, le premier ministre Fils-Aimé a remplacé Rameau par Vladimir Paraison. Rameau avait déjà été jugé inefficace, tout comme Paraison aujourd’hui.
Ce refus collectif illustre la difficulté à gouverner un organisme conçu pour partager le pouvoir entre factions rivales. Même un président volontaire se heurte à des alliances instables, des calculs personnels et des vetos croisés. Jean, isolé, a peut-être jugé qu’un passage en force aurait aggravé les fractures plutôt que d’améliorer la sécurité.
D’aucuns y voient de l’indécision ; d’autres, une stratégie pour éviter la « liquidation du pays ». En limitant les conseils des ministres et en refusant les contrats suspects, il a empêché, selon ses partisans, que l’État ne soit davantage capté par des intérêts privés. La lenteur administrative devenait ainsi un outil de protection, ce qui suscite une autre compréhension.
Cette lecture n’exonère toutefois pas Fritz Alphonse Jean de tout reproche. Le résultat concret reste que la violence n’a pas reculé : les gangs contrôlent plus de territoires, les massacres se répètent et la population continue de subir l’insécurité. Sa présidence n’a pas inversé la courbe du chaos, ce qui nourrit la perception d’échec.
Mais lier ce bilan uniquement à son action occulte la continuité des crises, des emplois accordés aux amis, des contrats unilatéraux et des fonds versés à certains médias, comme les trois millions de gourdes alloués à la radio Métronome. Avant lui, les mêmes structures – Edgar Leblanc, Leslie Voltaire, jusqu’à Laurent Saint-Cyr – avaient échoué à freiner l’expansion des groupes armés. Le problème dépasse une personne : il tient à la fragmentation de l’État et à l’absence de consensus national, notamment au sein même du CPT.
L’exemple de son successeur, Laurent Saint-Cyr, confirme ce diagnostic. Plus ouvert à la distribution de postes que Jean, il n’a pas pour autant amélioré la sécurité ni relancé l’économie. Les nominations « inutiles », pour reprendre le terme de certains observateurs, montrent que l’ancien schéma clientéliste continue sans résultats tangibles.
Avec Saint-Cyr, la distribution de postes se poursuit avec prudence
Et la réticence de Saint-Cyr, qui a tenu moins de conseils des ministres, est déjà très critiquée dans la presse et dans la classe politique.
Dans ce contexte, le mandat de Jean peut être interprété comme une tentative de « mettre le frein » plutôt que d’accélérer dans une mauvaise direction. Refuser le marchandage de l’État n’apporte pas de solution immédiate, mais limite les dégâts. La nuance est cruciale : échec opérationnel, peut-être, mais succès éthique relatif.
L’histoire politique haïtienne jugera si cette stratégie de retenue était visionnaire ou simplement insuffisante. Les archives des décisions – ou des non-décisions – du CPT sous sa présidence fourniront, à terme, un matériau précieux pour évaluer l’impact réel de ce choix.
Pour l’heure, l’opinion reste partagée. Certains voient en Fritz Alphonse Jean un dirigeant incapable de répondre à l’urgence. D’autres estiment qu’il a sciemment évité de livrer l’État aux réseaux d’intérêts.
Entre ces deux lectures se joue une question fondamentale : dans un pays miné par le clientélisme et la violence, la prudence peut-elle être une forme d’action ?
La Rédaction